Cérémonie à Tallinn pour rendre hommages aux victimes des déportations de mars 1949, image prise sur le site Euractiv

On l’a vu avec l’histoire de la petite fille, les déportations et les sentences en Sibérie ont en théorie pris fin avec la mort de Staline en 1953. En fait, après sa mort, il y a eu un processus de « dé-stalinisation ». Le chef d’état suivant, Nikita Khrushchev (qui a d’ailleurs donné son nom à un type de bloc appartement, les Khrushchyovka, construits en énormes quantités pendant son mandat!) trouvait que les mesures de Staline était trop sévères et ne donneraient pas de bons résultats pour l’Union Soviétique à long terme. Il y a donc eu des changements dans plusieurs domaines, dont celui des peines. Les déportations de groupes ethniques ont cessé, et les gens condamnés à la Sibérie pour des raisons discutables, comme avoir un proche affilié à une organisation anti-soviétique, ou chanter une chanson de Noël dans la rue, ont vu leur sentence être levée.

C’était une très bonne nouvelle en soi, mais c’était sans compter l’administration soviétique. L’information circule lentement, surtout en Sibérie. Certains gardes avides de pouvoir n’ont pas nécessairement voulu tout de suite donner l’information aux prisonniers. Quand les gens ont commencé à appliquer pour des autorisations pour rentrer chez eux, il y avait de longs délais, à cause de la demande, et probablement aussi à cause du manque de motivation des autorités qui perdaient leur main d’œuvre gratuite. Et quand enfin les précieux documents étaient obtenus, il y avait le problème du déplacement. Donc, comme je l’ai écrit avec la petite fille, ça pouvait prendre jusqu’à plusieurs années avant que le cauchemar se termine enfin.

Je voulais ajouter le point que certains ont fait le choix de ne pas rentrer chez eux. Par exemple, un enfant qui est arrivé jeune en Sibérie et qui a perdu sa famille, qui parle russe, qui s’est fait des amis et une vie malgré tout dans un village, et qui peut maintenant gagner sa vie à travailler, n’a pas nécessairement d’attaches dans son pays natal et devrait tout recommencer à zéro s’il partait.

Ceux qui ont décidé de rentrer ont rencontré plusieurs obstacles à leur arrivée. J’en ai mentionné quelques uns dans l’histoire de la petite fille. Certains déportés avaient des proches qui les attendaient à leur arrivée, donc avaient par défaut un logement. Mais d’autres, comme la petite fille, se retrouvaient seuls dans une ville qu’ils ne reconnaissaient plus. Pour eux, se trouver un endroit pour vivre devenait plus compliqué.

Les ex-déportés, même s’ils étaient en théorie blanchis, restaient surveillés. Ils n’avaient pas le droit d’aller s’installer dans les zones frontalières, pour éviter qu’ils ne tentent d’entrer en contact avec des ennemis de l’Union Soviétique. Dans le cas de l’Estonie, ça comprenait toute la zone près de la Lettonie, et les îles, dont Saaremaa, celle que j’ai visitée. Beaucoup de déportés estoniens étaient originaires d’îles, alors ils ne pouvaient même pas rentrer chez eux.

Maisons à Saaremaa, et peut-être une voiture d’époque?

Dans les années 50, ce n’était pas encore la période où il y avait énormément de blocs construits et où les appartements étaient attribués par l’état (ça viendra dans les années 60-70). Donc, les gens devaient se débrouiller par eux-mêmes pour trouver un logement. Comme les citoyens avaient peur de la police secrète et c’était connu que les ex-déportés étaient particulièrement surveillés, ils n’étaient pas enclins à les accueillir chez eux pour louer des chambres, ou même, simplement, à les côtoyer. Les Estoniens de retour chez eux se retrouvaient pour beaucoup marginalisés. Encore plus s’ils parlaient russe, et encore plus s’ils avaient de la difficulté à parler estonien, comme c’était le cas de plusieurs déportés en bas âge.

Le retour en Estonie était beaucoup plus amer que ce qu’ils avaient espéré pendant toutes ces années en Sibérie. Après avoir brutalement été arrachés à leurs racines, après avoir survécu au travail forcé, à la faim, au froid, aux douleurs physiques et psychologiques, ils avaient gardé espoir de rentrer chez eux. Pour finalement retrouver un endroit complètement différent. Des nouvelles constructions avaient modifié le paysage urbain, tout était « soviétisé », la composition ethnique avait changé. Et en plus, ils sont surveillés et tenus à l’écart. Quelle adaptation ça a dû être… J’ai lu que quelques personnes ont préféré retourner en Sibérie parce qu’ils y étaient plus à l’aise finalement! Mais la majorité, comme la petite fille et ses frères, ont persévéré et ont réussi à refaire leur vie en Estonie.

En 1991, quand l’Estonie a pu devenir indépendante, les dossiers de la police secrète ont été rendus public. Ça a été l’occasion pour les ex-déportés d’avoir accès à leur dossier et de faire de tristes découvertes: mort de proches, ou même, erreurs dans les arrestations… comme j’en avais déjà parlé, il pouvait y avoir eu une confusion entre deux personnes du même nom. Ou une autre enquête après une arrestation qui révèle l’innocence, mais comme la personne a déjà été déportée, ça reste comme ça. Imaginez découvrir qu’un de vos parents disparu a été déporté par erreur et est mort en Sibérie!! Malgré la difficulté de faire face à ces informations, beaucoup admettent être soulagés de savoir enfin ce qui s’est passé.

Les déportations en Sibérie ont marqué l’histoire récente des pays de l’ex-Union Soviétique et sont un important héritage culturel à honorer. Les blessures sont encore là, et il en découle encore aujourd’hui des tensions, mais surtout, un sentiment de responsabilité de transmettre ces histoires aux générations futures. C’est pour cette raison que je me sens extrêmement privilégiée d’avoir pu danser sur ce sujet. Je trouvais important de bien me renseigner sur l’histoire que j’allais raconter par gestes, et j’ai passé le dernier mois à vous raconter désormais par écrit ce que j’ai appris. Je vous invite à retourner voir la chorégraphie Vas-tu revenir? en ayant maintenant en tête toutes les histoires de toutes les personnes affectées par les déportations qui teintent ces peuples. Peut-être que votre interprétation aura changé, se sera précisée…

(Vous pouvez sélectionner l’option 1080p dans le coin en bas à droite pour voir l’image en meilleure qualité)

La série Vabamu n’est pas tout à fait terminée, il me reste encore deux sujets connexes aux déportations pour les prochains jours, soit les histoires de ceux qui ont réussi à les éviter!

4 commentaires »

  1. Quel magnifique ballet chargé d’émotions pour tous ces gens qui ont tellement soufferts impressionnant j’en ai presque oublié le texte. Je le regarde en rafale. Les autres commentaires viendront plus tard.

    Aimé par 1 personne

  2. J’ai revu plusieurs fois la chorégraphie qui est très belle et je me demandais si ce ballet a été créé pour être dansé par des femmes seulement ou s’il a déjà été exécuté par des femmes et des hommes quand c’est possible!?

    La chorégraphie aurait-elle un autre sens en étant mixte? C’est une simple question.

    Tu expliques bien que ce qui aurait dû être le retour à la vie normale pour tous ces déportés a été beaucoup plus compliqué et même presqu’impossible pour un grand nombre. Plusieurs années de leur vie ont été négativement marquées. Et les traumatismes se sont multipliés sûrement!

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    Aimé par 1 personne

    • C’est une bonne question! Le ballet a été créé pour 12 filles exactement, puisque c’est basé sur les traditions païennes du solstice d’été des Estoniens. C’est inspiré des femmes qui dansaient pour symboliser la fertilité pour l’année à venir. Ces traditions n’ont pas pu être ouvertement célébrées pendant l’occupation soviétique

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