
Je parle aujourd’hui de mon quartier préféré de Tallinn, Lasnamäe. J’avais déjà discuté de Väike-Õismäe et de son voisin, Mustamäe. On remarque une tendance avec Mäe, qui veut dire « colline », vraisemblablement parce que ces quartiers sont situés autour de Tallinn, dont le centre est à moitié sur une colline. Mustamäe est la colline noire, Väike-Õismäe, est celle qui prospère, et Lasnamäe aurait plutôt un nom archaïque datant du 14e siècle, mais qui fait aussi référence à une montagne. Selon les écrits médiévaux, le mot « lasnamäe » en estonien aurait été adapté de la dénomination allemande Laksberg, et de son équivalent russe Laksbergskaya. Ce qui différencie donc ce quartier, c’est que, contrairement aux deux autres, la zone avait déjà ce nom avant que les projets de constructions socialistes l’envahissent.

Comme j’en ai parlé, Väike-Õismäe était un projet innovateur, construit à peu près conjointement avec Mustamäe, mais avec le principal objectif de loger le plus de personnes possible, rapidement. Les constructions étant plus lentes que le besoin (on se rappelle que le pourcentage de la population urbaine a pratiquement doublé à Tallinn en seulement 55 ans, avec toutes les nouvelles industries qui encourageaient l’immigration vers les villes), c’est devenu clair assez rapidement que ces deux quartiers ne fourniraient pas. Donc est arrivé le projet de convertir la zone de Lasnamäe (alors principalement remplie de fermes et propriétés privées) en quartier résidentiel. De toute façon, les propriétés privées n’étaient plus acceptées dans le socialisme. La construction de blocs de modèle préfabriqué, comme partout dans les pays communistes, a officiellement commencé en 1973 à Lasnamäe. Le principe restait le même que dans les autres quartiers de Tallinn, soit un aménagement en « microrayon », où plusieurs blocs regroupés en groupe étaient associés à une zone de services (épicerie, école) pour limiter les déplacements. Pour ceux qui sont familiers avec l’univers d’Astérix, en fait c’était un peu comme un coup de pub style « Domaine des Dieux ». Regardez comme nous avons bien planifié votre futur milieu de vie! Tout est à proximité! Vous pourrez développer de belles relations avec vos voisins, vos enfants pourront jouer dans les aires de jeux désignées, tout est aménagé pour votre confort!

Ça camouflait le manque de qualité des blocs dû à la construction trop rapide, et ça permettait de garder l’espoir que tous les services promis allaient réellement être construits. Mais comme la priorité restait de loger les nouveaux venus, disons que l’épicerie prenait un peu le bord, surtout s’il y en avait une autre fonctionnelle dans le groupe de blocs voisin. Ce qui est anecdotique, c’est que ces groupes ont été nommés en fonction du nom de la propriété/ferme qu’ils remplaçaient. Je trouve ça bien de conserver cette touche historique. Des noms comme Katleri ou Priisle rythment donc les trajets de bus qui parcourent Lasnamäe. Ça ancre les racines estoniennes de ce quartier principalement habité par des Russes.

Katleri est mon sous-district préféré, puisque c’est principalement là que je me suis promenée. C’était très ressourçant de marcher parmi tous ces balcons et fenêtres. C’est aussi l’un des plus près du centre-ville de Tallinn, donc l’un des plus vieux. Plus les années passaient, plus les nouvelles constructions s’en éloignaient. Par contre, ça devient un peu moins vrai depuis la chute du communisme. Des nouveaux projets de construction pour développer Lasnamäe, le remettre au goût du jour et briser l’image soviétique ont amené des blocs au look moderne à travers leurs ancêtres gris. Une horreur selon moi, et une menace pour ce musée à ciel ouvert qu’est Lasnamäe, mais en même temps une évolution nécessaire… une ville devrait effectivement refléter ses habitants, leurs aspirations et leur vision de leur chez-soi…

Lasnamäe est donc aussi devenu un lieu d’innovation. Par exemple, le sous-district Ülemiste est surnommé la Silicon Valley d’Estonie. Beaucoup de laboratoires y ont été construits, l’Estonie étant devenue un leader dans le domaine de la génétique. J’ai pu traverser cette zone en allant me faire tester pour la Covid et le contraste était effectivement frappant entre la modernité des tours en vitre et les blocs de béton quelques rues plus loin. Comme quoi les deux peuvent cohabiter dans un assortiment un peu étrange!
Aujourd’hui Lasnamäe est le plus grand district de Tallinn, en taille comme en densité. Environ 120 000 personnes y habitent, dont 60% de Russes. C’est l’image de la période soviétique de Tallinn, surtout vue de haut, pour ses blocs qui s’étalent à perte de vue, et sa population principalement russophone. Beaucoup de Russes sont venus s’y établir pendant la forte industrialisation de Tallinn, et la démographie du quartier le reflète encore. Ça a d’ailleurs été un aspect particulièrement critiqué lors de l’obtention de l’indépendance de l’Estonie en 1991, Lasnamäe représentant les effets directs de l’occupation soviétique de laquelle la population estonienne voulait s’affranchir. C’est encore assez particulier aujourd’hui de penser qu’une bonne partie des habitants, pourtant au cœur de la capitale, n’ont pas la citoyenneté estonienne.

Marcher dans Lasnamäe, c’est un peu comme passer dans un monde parallèle russe. Si à Narva la Russie semblait déborder des berges et se répandre dans la ville, Lasnamäe me semblait une coupure directe de l’Estonie, une téléportation vers la Russie, et seules les pancartes pour indiquer le nom des sous-districts gardent ce lieu en territoire baltique. Le russe était tout autour de moi. Dans les cris des enfants qui me dépassaient à vélo, dans les messes basses des retraités installés sur les murets. Les enfants semblaient débattre du prix d’un objet (verdict, au moins 1000 euros), mais je n’ai pas pu entendre la conversation plus discrète des adultes. Parlait-ils de l’entretien de leur bloc? Comméraient-ils sur un voisin? Comme j’aurais aimé partager un instant leurs soucis, les questionner sur leur vie dans cette Russie estonienne, sur les changements depuis la fin de l’Union soviétique…

Est-ce que les blocs sont occupés à 100%? Ça en fait beaucoup, même pour 120 000 personnes dans ce quartier.
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C’est surtout que le chiffre paraît gros mais le quartier d’un point de vue administratif c’est genre le 2/3 de la ville et ça comprend l’aéroport et un secteur industriel. Pendant le socialisme, c’était occupé à 200%, avec trois générations qui s’entassaient. Maintenant je ne sais pas trop, il faudrait que je fasse plus de recherches. Comme il y a beaucoup de nouvelles constructions, j’aurais tendance à penser que c’est parce que ça prend des nouveaux logements, donc que l’occupation est assez forte. Mais c’est peut-être juste aussi parce que les gens veulent des appartements neufs…
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