
Ce que je voulais absolument faire en Estonie, c’est de me rendre à la frontière avec la Russie, symboliquement, la frontière entre l’Europe et ce qui a longtemps été le mystérieux monde oriental orthodoxe.
À l’extrême est de l’Estonie, la rivière Narva sépare la rive estonienne de la rive russe. Pendant plusieurs décennies réunies sous l’Union Soviétique, elles sont aujourd’hui soigneusement surveillées. Seuls un pont, des douanes de part et d’autre, et un visa, permettent de traverser vers la Russie. Pourtant, Narva, ville frontalière, donne déjà l’impression d’être en Russie. Saint-Pétersbourg n’est qu’à 2h de route, des panneaux routiers indiquent sa direction. D’ailleurs, les pancartes dans les rues sont en cyrilliques, on est accueilli en russe dans les commerces. Les chiffres varient selon les sources, mais environ 95% de la population parle russe et/ou est d’origine ethnique russe. Vue la position géographique de la ville et son passé soviétique, ce n’est pas étonnant.

La démographie de Narva crée des enjeux et soulève des questionnements importants. C’est un peu l’équivalent des enjeux identitaires du reste de l’Estonie, mais en vraiment plus concentré. J’en avais parlé dans mon article sur la minorité russe, qui s’explique par une immigration intensive pendant la période soviétique. Aujourd’hui, 25% de la population en Estonie est d’origine ethnique russe. Donc il y a cette cohabitation dans les villes principalement (les villages, plus isolés, ont gardé un caractère plus estonien), mais à Narva, c’est une majorité écrasante. Ce serait comme si, au Québec, il y avait une ville à la frontière des États-Unis où la population est exclusivement anglophone et ne partage pas le même bagage culturel que le reste du Québec. Bon, c’est déjà un peu le cas… disons, ce serait comme si, on avait eu en plus des siècles d’hostilités avec les États-Unis. Comment verrait-on cette ville? Comment nous verrait-elle?

Le sujet de la place des Russes ethniques et des russophones dans les pays Baltes me fascine et mérite son propre article (à venir plus tard!). Mais entre temps, pour le point de Narva, c’est une région qui va un peu à l’encontre du reste du pays. Quand l’indépendance de l’Estonie a été obtenue en 1991, la majorité des résidents de Narva sont devenus des citoyens sans état (puisqu’il faut parler estonien pour avoir la citoyenneté estonienne). Depuis, la région de Narva se retrouve au milieu de débats politiques, économiques et identitaires qui sont d’actualité depuis 30 ans. J’ai lu beaucoup sur le sujet avant de visiter la ville, et encore en ce moment pour préparer cet article, et c’est très dur de tenter de résumer un sujet aussi délicat. Je vais cibler de mon mieux les informations générales que je trouve les plus pertinentes, mais je vais probablement y revenir dans des prochains articles où je pourrai consacrer plusieurs centaines de mots sur un seul sujet. Donc, si vous avez des questions où des demandes spéciales sur Narva, je suis preneuse pour savoir ce qui vous intéresse le plus!
D’abord, un enjeu économique important qui revient souvent. Sous l’Union Soviétique, des ententes et des échanges se faisaient entre l’Estonie et la Russie, en passant par Narva. Lors de la déclaration de l’indépendance, il a fallu réévaluer ses ententes. Est-ce que l’Estonie tourne complètement le dos à la Russie pour se concentrer sur ses nouveaux alliés de l’Union Européenne? Mais qu’en est-il de la population de Narva qui souffrirait alors des retombées économiques d’un tel changement dans le marché?
Du côté politique, la direction des votes de la population de Narva est souvent contraire au reste du pays. Si les Estoniens étaient majoritairement en faveur de l’adhésion à l’OTAN, les Russes de Narva étaient majoritairement (70%) en désaccord. Certains analystes politiques craignent même un scénario similaire à ce qui est arrivé en Crimée, où la Russie a tenté de se réapproprier un territoire russophone. Convoiterait-elle cette parcelle estonienne? Des efforts doivent-ils être mis en place pour créer un sentiment d’appartenance à l’Estonie plutôt qu’à la Russie? Des drapeaux estoniens flottent dans les rues de Narva, l’alphabet latin gagne du terrain, mais ça semble surtout symbolique, puisque nombreux ne peuvent pas le comprendre…
Du côté des résidents, les opinions sont partagées. Le fait que l’Estonie, donc Narva, fasse partie de l’Union Européenne offre plusieurs avantages. Personnels, comme la possibilité de se déplacer facilement, d’aller étudier ou travailler à l’étranger. Économiques, en ayant accès au marché de l’UE. La liberté est un point souligné par plusieurs Russes de Narva, qui suivent l’actualité de la Russie. Par contre, d’autres se sentent marginalisés et rejetés par la population estonienne, qui reprochent aux Russes les mauvais coups de leurs ancêtres.
Bref, 30 ans plus tard, la situation est loin d’être réglée, et cette région offre un contexte absolument fascinant pour la réflexion sur la cohabitation de deux peuples. Le clash entre l’Est et l’Ouest se fait particulièrement sentir sur la rive de Narva. Au lendemain de mon excursion près de la Lettonie, j’avais hâte de prendre le bus dans la direction opposée pour me retrouver presque en Russie!

Pour finir, je voulais remercier tous mes lecteurs pour votre présence et vos commentaires! J’ai pris du retard pour répondre, mais je les lis tous, et ça me fait vraiment plaisir de voir vos réactions et vos encouragements! Je suis particulièrement heureuse de voir que mes photos vous plaisent!
Ton article est très bien documenté et j’ai appris beaucoup, mais au lieu de poser des questions dans le vide, ça m’a donné le goût d’aller compléter les informations sur le site Internet de Narva. J’y ai vu aussi des photos intéressantes. C’est très complexe l’histoire de ces villes frontalières avec des cultures mêlées, qui ont subi des guerres en plus.
Mais je préfère ce coin du monde à … l’Afghanistan!!! Et même… Haïti!!!
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C’est sûr que c’est pas mal plus tranquille!
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Félicitations pour l’immense travail de recherche que tu dois faire pour fournir tous ces détails!
Quoique je soupçonne que ce n’est pas vraiment un travail pour toi mais plutôt un plaisir.
Question de curiosité: Etant donné que l’Estonie fait partie de l’Union Européenne, cela veut-il dire que c’est aussi facile pour un estonien d’aller en France par exemple que ça l’est pour un italien d’aller en Allemagne?
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C’est effectivement un divertissement pour moi! Je ferai des recherches plus poussées sur les passeports, pour bien comprendre les restrictions associées au « citoyens sans état » que sont les Russes d’Estonie.
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