J’ai trouvé l’introduction du film russe L’ironie du sort (par Eldar Ryazanov) particulièrement brillante et éloquente. Pendant 3 minutes, un dessin animé raconte avec humour comment les blocs appartements sont apparus et se sont répandus sur le territoire soviétique. Comme pour un film muet, c’est par les images que nous comprenons qu’un architecte doit adapter ses plans, transformant malgré lui une demeure agréable en un bloc rectangulaire simple, finalement approuvé par l’administration. Les blocs se multiplient, et, rappelant une armée, marchent vers les territoires éloignés du désert, pourchassant le pauvre architecte vers ses vacances à la mer en conquérant la plage, puis l’empêchent de profiter de ses vacances en ski en recouvrant les montagnes.



La transition vers le reste du film, en vraies personnes, souligne la conformité des blocs, qui sont une image familière dans chaque ville soviétique, alors que nos ancêtres tentaient de se démarquer par des projets architecturaux propres à chaque ville!
Toute l’intrigue du film est basée sur cette uniformité poussée à l’extrême: chaque ville serait identique, organisée de la même façon, les mêmes rues aux mêmes noms, les blocs aux mêmes places et conçus de la même façon, au point que à Leningrad et à Moscou, deux appartements ont exactement la même adresse, le même intérieur, la même serrure et la même clef. Ce qui engendre un énorme quiproquo quand le héros, soul, prend l’avion et se retrouve dans une autre ville, mais peut parfaitement rentrer « chez lui », puisque tout est organisé de la même façon, et que la clef de son appartement lui ouvre la porte de son jumeau!
Évidemment, c’est une caricature comique, mais la critique est là: la monotonie des blocs gris a marqué l’époque socialiste, et leur conformité est reprochée.

Les blocs appartements préfabriqués en usine étaient la façon la plus rapide et la moins coûteuse de loger les nouveaux arrivants en ville, conséquence de l’industrialisation et l’urbanisation encouragées, qui ont fonctionné un peu trop bien. Il n’y avait pas de temps à perdre pour des plans uniques à chaque bloc selon les futurs résidents: le standardisé devait être préconisé. Ça tombait bien avec l’égalité sur laquelle se fondait le socialisme: tout le monde a un logement équivalent, de la même qualité. Bien que dans les faits, cette égalité n’a pas pu être atteinte, dans plusieurs domaines et justement dans celui du résidentiel, l’idée de base s’harmonise avec les blocs identiques.
Dans le but de rattraper le retard économique par rapport aux pays de l’Ouest, et pour se relever des dommages de la Deuxième guerre mondiale, les pays de l’Est ont misé sur l’industrialisation. Les villes déjà existantes ont connu une forte expansion puisque la majorité de la population rurale, de gré ou de force, allait s’y installer. Des nouvelles villes ont aussi été créées en exploitant des industries, par exemple des mines en Sibérie. Cet influx de population devait être logé, et rapidement, ce qui explique le concept de base du bloc simple, sans artifice et facilement reproduit, qui se décuple, et qui se répand dans tous les paysages socialistes.
Maintenant indissociables des villes de l’Est, ces blocs peuvent être traités avec humour, comme dans le film, ou avec haine. Et dans mon cas, avec amour. Je trouve impressionnant leur ancrage, dans le décor, dans l’histoire, et dans la vie quotidienne des gens. Et même si le film tourne autour de l’uniformité et de l’homogénéité non pas d’un quartier, mais d’un territoire de plusieurs milliers de kilomètres, je trouve qu’il transmet aussi le message qui me rejoint, moi: derrière les façades grises, chaque habitant bâtie sa propre histoire et s’approprie les lieux. Le désir du contrôle soviétique s’est trouvé rejeté en son cœur. Chaque bloc, en apparence identique, devient investi d’une personnalité, et crée son histoire, en même temps de marquer l’Histoire avec ses compères. Une opinion pas très populaire, je sais, mais c’est en partie pourquoi je les adore, et je trouve que de leur donner vie en dessins animés interpelle ce côté plus sympathique, même si le but était probablement plus de rendre leur domination robotique et envahissante!

En fait, lorsque j’ai emménagé dans mon appartement actuel, j’ai réalisé que les vieux 4 et demi sont tous très similaires. Quelques différences aux espaces de rangement ou la place du frigo change. Sinon, c’est assez standard. Bref, on était peut-être pas si loin d’eux à l’époque!
J’aimeAimé par 1 personne
Un futur article! Mais effectivement il y a pas tant de façons d’aménager l’espace, particulièrement quand le temps et l’argent sont en jeux!
J’aimeJ’aime